dimanche 14 novembre 2010

Le Piano bleu

Tranche d’âge : à partir de 5 ans
Durée : 5 mn

Lucile n’est plus toute jeune. Ses enfants ont grandi et sont partis de la maison vivre leur vie. Et c’est au tour de ses parents maintenant de quitter leur maison. Ils ont choisi d’aller dans une résidence coquette où on pourra s’occuper d’eux. Mais que faire de la maison ? Il faut la vider pour la louer. C’est un sacré travail. Les parents de Lucile ont accumulé tant de choses qu’elle ne sait pas par quoi commencer. Son frère et sa sœur sont déjà venus quelques jours et, ensemble, ils se sont répartis les meubles, la vaisselle et quelques objets. Mais comme ils habitent loin tous les deux, ils ont laissé à Lucile le soin de terminer le travail. Quel cadeau ! a-t-elle pensé quand ils lui ont dit qu’elle pouvait tout garder.
Pour s’en sortir, elle décide de débarrasser une pièce chaque week-end. Ainsi, elle aura fini pour Noël. Elle commence par la cuisine, la salle de bain et s’attaque ensuite au salon et au bureau. Il ne reste plus que la chambre et une entrée avec un placard à bazar. Que va-t-elle bien trouver là-dedans ?
Il y a vraiment de tout : des rouleaux de papier peint, une boîte de cirage, des pots de peinture à moitié vides, une paire de bottes démodée, des cadres de photos et une pile de vieux journaux. Au fond du placard, Lucile distingue encore un rideau. Elle se penche pour l’écarter mais la pénombre est profonde et elle ne voit pas grand-chose. Tout à coup, en même temps qu’elle touche un objet, elle entend comme une note de musique. Surprise, elle saisit l’objet pour le ramener à la lumière. C’est alors qu’une grande émotion s’empare d’elle et qu’un maigre filet de voix sort de sa gorge :
- Mon dieu ! Je l’avais oublié.
C’est son piano bleu. Les souvenirs affluent brutalement à la mémoire de Lucile et ses yeux se voilent de larmes. Mais le piano est cassé.
- Comment ai-je pu casser ce piano que j’aimais tant ? demande-t-elle, comme s’il y avait un petit lutin au fond du placard pour lui répondre.
C’est sa mère qui va lui donner la réponse le lendemain, quand Lucile va rendre visite à ses parents.
- Ma pauvre enfant ! Ce que tu as pu en jouer de ce piano ! Depuis le premier jour où tu l’as reçu. Je me souviens, c’était un Noël particulièrement glacial. On ne pouvait pas mettre le nez dehors et tu ne cessais de jouer sur ton petit piano. Toute la journée, du matin au soir, le piano chantait ou bien hurlait selon ton humeur. Ton père et moi, on le supportait parce qu’on savait que c’était important pour toi. Mais ton frère et ta sœur n’en pouvaient plus. Alors un jour, quand on est rentrées toutes les deux d’un rendez-vous que tu avais chez le médecin, on a retrouvé le piano cassé. Je n’ai jamais su s’ils l’avaient fait exprès ou pas. Quand tu as vu ça, tu as disparu tout l’après-midi. Tu as dû aller te cacher quelque part, j’ai fini par m’inquiéter mais tu es réapparue le soir. Tu avais l’air triste et le regard sombre mais tu ne pleurais pas. Jamais je ne t’ai entendu réclamer ton piano mais je l’ai gardé, en souvenir, et en espérant qu’un jour on pourrait le faire réparer. J’ai fini par l’oublier au fond du placard.
Pendant que sa mère évoque ce petit piano qui lui avait donné tant de joie, Lucile a senti les larmes à nouveau brouiller son regard. Puis ces larmes qu’elle n’avait pas versées quand elle était une petite fille déferlent maintenant sur son visage. Elle pleure la musique perdue de son enfance et se rappelle la promesse qu’elle s’était faite en jouant sur son piano bleu, celle de jouer du piano toute sa vie. Emue par le chagrin de sa fille, sa mère lui prend la main et murmure :
- Je suis désolée, je suis vraiment désolée.
Mais Lucile se reprend, se mouche bruyamment et sort précipitamment. Elle vient d’avoir une idée.
En rentrant chez elle, elle se jette sur le tabouret de son piano, un vrai, un grand, celui-là, et se remet à jouer. Au début, c’est très décevant. Ce sont des notes brutales qu’elle entend mais petit à petit, de vraies phrases musicales naissent sous ses doigts. Elle accompagne cette petite musique de sa jolie voix jusqu’à ce que la nuit envahisse sa maison.
Sa décision est prise, c’est exactement ce qu’elle va faire. Elle proposera à tous les enfants du quartier, surtout à ceux qui n’ont pas de piano chez eux, de venir jouer tant qu’ils veulent sur son grand piano noir. Le lendemain, elle en parle à ses voisines, distribue des petits papiers dans les boîtes aux lettres et elle attend.
Le premier mercredi, il n’y a pas foule. Seuls, Malik et Salomé sont venus. Mais dès le mercredi suivant, ils ont amené des amis qui en ont amenés aussi.
Maintenant, chaque mercredi, la maison de Lucile bruisse de toutes sortes de musiques enchanteresses. Les Fantaisies en Ré mineur bousculent les Sonates en Do majeur, les Rondo et les Allegretto font le gros dos quand arrivent les Menuets guillerets de Mozart ou les Tendres plaintes de Rameau. Puis aux Gymnopédies d’Erik Satie répondent toutes les chansons d’aujourd’hui.
Et les après-midis chez Lucile se terminent toujours par un grand goûter. On se parle par phrases musicales et on déguste de bons gâteaux, des brioches bien dorées avec du miel et du chocolat. Quel régal !
Ces après-midis passent si vite que jamais Malik n’a eu le temps de poser une question qui l’intrigue un peu :
- Pourquoi Lucile appelle-t-elle ces séances du mercredi, « le Piano bleu » ? Parce qu’il est noir son piano !
Peut-être réussira-t-il à poser sa question mercredi prochain ? Qui sait !