dimanche 9 mai 2010

Le Hêtre pleureur

Tranche d'âge : à partir de 4 ans
Durée : 5 mn


Je suis né en 1830. Imaginez, cela fait déjà un petit moment. Calculons ensemble mon âge, voulez-vous ? Eh oui, j’ai 180 ans ! J’ai vécu trois guerres, je ne sais plus combien de gouvernements et j’ai connu vos arrière-arrière-arrière-arrière-arrière grands-parents. Et depuis tout ce temps, je trône imperturbablement au jardin public de la commune. Si on m’appelle le hêtre pleureur, ce n’est pas que je pleure, c’est que mes branches ploient élégamment vers le sol. Cela me donne une allure majestueuse et, grâce à cela, vous me remarquerez tout de suite lorsque vous viendrez au jardin. Mais vous me remarquerez aussi parce que ma taille est très imposante. Je mesure quarante-sept mètres de pourtour et pour réussir à faire le tour de mon tronc, il faut au moins trois géants qui étendent leurs bras très fort. Ne cherchez pas plus loin, c’est moi qui détient le record des hêtres pleureurs. Tous les jours, j’entends avec un immense plaisir, l’admiration des visiteurs. Ils s’extasient, ils crient, ils veulent calculer mon rayon, mon diamètre, mon périmètre. Ils veulent grimper dans mes branches mais là, désolé, c’est interdit maintenant qu’on m’a reconnu d’utilité publique et que je fais partie du patrimoine. Dommage ! J’aimais bien quand les enfants venaient me gratouiller et me chatouiller partout.
Mais savez-vous que j’ai bien failli disparaître ? Non, pas à cause des guerres, ni à cause de la grande pauvreté du début du siècle qui aurait pu donner l’idée aux gens de me couper en petits morceaux pour se chauffer. C’est à cause du stade qu’on voulait agrandir. Il fallait faire des champions pour la région, alors le conseil municipal n’a pas trouvé de meilleure idée que de sacrifier une partie du jardin public et moi avec. Les bûcherons étaient déjà prêts pour m’abattre sans ménagement mais c’était sans compter l’avis de la population. Voici comment ça s’est passé.
Un jour, je vois arriver une multitude de gens portant tous des paniers. Ils s’installent ensemble sous mes branches en faisant une ronde parfaite. Quelques minutes plus tard, des odeurs alléchantes viennent titiller le bout de mes feuilles. Cela sent le poulet rôti, les saucisses grillées et les pommes de terre persillées. Les gens se mettent à manger tout en riant et en papotant. Jamais on n’avait vu plus beau festin dans le jardin. Mes amis, quelle ambiance !
Et après les viandes, il y a eu, bien sûr, les bons desserts : de magnifiques tartes aux fraises, des éclairs au chocolat et des salades de fruits de toutes les couleurs. Quand la bonne odeur du café a commencé à se dissiper, j’ai entendu les premiers soupirs d’une sieste bien méritée.
Puis au moment de ranger leurs affaires éparpillées, les gens se sont interrogés :
- Mais, si nous partons, a dit l’un, ils pourront faire ce qu’ils veulent et demain matin, il ne restera plus rien.
- Tu as raison, a répondu l’autre, il faut veiller sur notre hêtre jour et nuit, jusqu’à ce qu’ils changent d’avis.
Et c’est comme ça que la population s’est relayée sans arrêt pour me sauver. Chacun a appelé son papi, sa mamie, ses amis, son voisin, son cousin pour qu’il y ait toujours quelqu’un auprès de moi. Là, je dois vous avouer que je portais encore mieux mon nom, car je pleurais vraiment, mais de joie. Les gens aussi étaient très contents, ils se rencontraient, ils discutaient, ils riaient. Je crois même que certains se sont promis l’amour pour toujours sous mes branches rassurantes.
J’étais devenu un vrai phénomène dans la petite ville et je faisais les gros titres des journaux de la région : « Le hêtre pleureur sauvé par les habitants de la commune » ; « La menace plane au jardin public » ; « Tous ensemble pour sauver un (h)être cher à tous ! ». Je ne me souviens pas de tous les titres, mais je vous garantis que les journalistes m’ont bien aidé aussi.
L’affaire a pris tant d’ampleur que le conseil municipal s’est réuni en urgence pour trouver une solution. Le lendemain, le maire a annoncé aux habitants qu’un nouveau stade serait construit plus loin et que la ville attendait des idées pour aménager l’ancien stade.
Après plusieurs réunions de concertation, les habitants qui m’avaient sauvé ont proposé d’y établir une petite cité, construite autour d’un forum, comme au temps des Romains, pour qu’ils puissent continuer à se retrouver, discuter, faire des projets et surtout rire ensemble de tout et de rien. Je vois bien aussi qu’ils continuent à veiller sur moi, d’un œil ou de deux parfois.
Et savez-vous comment ils ont appelé leur jolie cité ? Ils l’ont appelée : Le hêtre rieur. Cela me plaît bien et me donne envie de vivre encore des centaines d’années. D’ailleurs, je donne rendez-vous à vos arrière-arrière-arrière-arrière-arrière petits enfants. Qu’en dites-vous ? Pensez-vous qu’ils viendront jouer dans mes branches si c’est à nouveau autorisé ?