dimanche 19 septembre 2010

Un Homme rustre

Tranche d'âge : à partir de 5 ans
Durée : 5 mn

Il était une fois un homme si rustre que personne ne voulait plus l’approcher. Si les gens lui disaient bonjour, il ne répondait pas, il émettait seulement un grognement. S’ils se contentaient de le regarder, il leur tournait le dos et dès qu’ils passaient devant sa maison, il claquait la porte bruyamment.
Ses voisins le trouvaient désobligeant. Jamais il ne les avait aidés en quoi que ce soit. Sa famille le trouvait incorrect. Jamais il ne demandait des nouvelles, pas même des proches qui étaient malades. Les commerçants lui trouvaient un air malhonnête. En général, tout le monde le trouvait hargneux, déplaisant, impoli. Il n’avait pas beaucoup d’amis. En vérité, il n’en avait aucun, ce qui est bien triste.
Un jour, alors qu’il revenait de son champ, la fourche sur le dos, il entendit des pleurs derrière une haie. C’étaient sans doute ceux d’un enfant. Il n’allait certainement pas se laisser attendrir par un gosse qui avait dû faire des bêtises. Le lendemain soir, exactement à la même heure, la même scène se reproduisit.
- Hé ! Tu ne pourrais pas aller chialer plus loin, dit-il suffisamment fort pour que l’enfant l’entende. Tu me gâches la balade !
Mais voilà que le soir, en se mettant au lit, il se demanda s’il n’avait pas été trop méchant et se surprit à espérer que l’enfant ne l’avait pas entendu.
Deux soirs plus tard, il entendit à nouveau l’enfant pleurer, toujours au même endroit. Cette fois-ci, il ne put résister et alla voir ce qui se passait.
Quand l’enfant le vit, il se mit à hurler et cacha son visage dans ses bras.
- Ne crains rien, je ne vais pas te faire du mal, dit l’homme.
Mais il comprit, en suivant le regard de l’enfant qui avait levé la tête et qui regardait en direction de la fourche sur ses épaules, que le garçon avait peur des coups. Aussi, il planta l’outil dans le sol pour bien montrer qu’il n’avait pas l’intention de le frapper et il s’assit à côté de l’enfant. Il resta là longtemps, sans rien dire, jusqu’à ce que l’enfant ait séché ses larmes.
- Comment tu t’appelles ? demanda notre homme.
- Léon, répondit le garçon.
- Eh bien, moi, c’est Etienne. Je sais, personne ne connaît mon nom dans le village. Je sais bien comment on m’appelle ! Le rustre ! C’est bien ça ? poursuivit-il.
L’enfant ne put s’empêcher de sourire, à l’évocation du surnom qu’il connaissait bien.
Mais il perdit son sourire quand Etienne lui demanda :
- Alors, qu’est-ce qui se passe, c’est ton père qui te donne des coups ?
Léon acquiesça en baissant la tête à nouveau vers ses genoux maigres et égratignés. Le geste brusque découvrit le cou et l’épaule gauche tout écorchée de l’enfant. Les coups avaient aussi laissé des traces bleuâtres et cette violence contrastait fortement avec ses traits délicats. Etienne posa une main sur la tête du garçon pour l’encourager à raconter sa malheureuse histoire.
- C’est parce qu’il n’est jamais content de mon travail, finit par dire le garçon. Il m’envoie au champ, avec un quignon de pain, tous les matins. Je travaille toute la journée mais il dit toujours que je n’en fais pas assez et, s’il est de mauvaise humeur quand je rentre, il me tape.
Comme Etienne écoutait avec attention, l’enfant continua à expliquer :
- Et puis il m’accuse de tout. C’est à cause de moi qu’on est pauvre, qu’on ne peut pas déménager et qu’il ne peut pas changer de métier. Il dit même plein de choses que je comprends pas. Pourquoi il est comme ça ?
- J’en sais rien, mon grand, répondit Etienne. Mais ce que je sais, c’est qu’on va trouver une solution pour que ça change. Allez, courage ! dit-il en reprenant sa fourche. On se revoit demain, à la même heure et je te dirai ce qu’on fera.
Mais l’idée avait germé dans la tête de l’homme plus vite que prévu. C’est en rentrant chez lui qu’il avait trouvé la solution. Dès le lendemain matin, il retrouva Léon dans son champ. Il savait où il était, tout le monde savait à qui appartenait les champs de la commune.
- Voilà ce qu’on va faire, annonça-t-il au garçon. Tous les jours, je me lèverai un peu plus tôt, comme ça, je t’aiderai dans ton travail et ton père ne pourra rien trouver à redire. Et puis, je t’apprendrai des astuces pour travailler plus vite sans trop te fatiguer, ça te va ?
Léon ne trouva pas de mots mais son large sourire parlait pour lui et l’homme fut tout de suite récompensé de sa bonne action.
Tout se déroula comme il avait dit et il lui sembla qu’au bout de quelques semaines, l’enfant avait déjà grandi et pris des forces. Mais celui qui avait beaucoup changé, c’était surtout Etienne. Plus les jours passaient, plus il se sentait d’humeur aimable. Il ne regrettait pas son engagement face à l’enfant, bien au contraire. C’était toujours un plaisir de le retrouver chaque matin, ils s’étaient apprivoisés l’un l’autre et on peut dire qu’ils étaient devenus les meilleurs amis du monde.
Malheureusement, cela n’avait pas été aussi facile avec les gens du village qui, malgré le changement radical qu’ils avaient observé chez « l’homme rustre », ne lui avaient pas accordé tout de suite leur confiance.
Il fallut du temps mais un jour, ses voisins admirent qu’ils le trouvaient obligeant. Sa famille , avec laquelle il avait repris contact, le trouvait attentionné. Les commerçants l’accueillaient avec le sourire maintenant car ils s’étaient aperçus qu’il était honnête. Tout le monde le trouvait agréable, bienveillant et poli et il se fit de nombreux amis.
Un soir, en rentrant de son champ, il s’assit exactement à l’endroit où il avait trouvé l’enfant qui pleurait et c’est lui qui se mit à pleurer cette fois-ci. Il pleurait amèrement sur son enfance gâchée par la violence d’un beau-père jaloux et il comprit pourquoi il avait été longtemps un homme rustre ; il avait construit tout autour de lui une sorte de carapace pour éviter de prendre des coups :
- Quel dommage, je n’ai pas eu la chance de rencontrer quelqu’un pour m’aider, dit-il à voix haute, comme si une autre personne s’adressait à lui.
Puis il ajouta dans un sourire :
- Mais je suis bien content d’avoir été l’ange gardien de ce petit. Il ira loin, c’est sûr !