dimanche 13 juin 2010

La Chambre interdite

Tranche d'âge : à partir de 5 ans
Durée : 5 mn

Rémi vit avec ses nombreux frères et sœurs, son père et sa mère, dans une grande maison qui domine un petit bois. Sa place dans la famille n’est pas très confortable ; il se trouve pile au milieu, entre trois frères aînés et trois sœurs plus petites. C’est souvent lui qui doit se sacrifier ; trop petit pour ceci, trop grand pour cela ! Parfois, il en a vraiment assez. Il voudrait montrer qu’il est assez grand pour se rendre tout seul chez son copain Benjamin, comme ses frères, et dire qu’il est quand même encore petit pour se faire consoler comme ses petites sœurs quand elles se font mal. Mais les parents sont toujours occupés, surtout sa mère qui disparaît très souvent et très longtemps dans la chambre interdite.
Cette chambre se trouve tout au bout du couloir, au premier étage. Elle n’est pas officiellement interdite, ce n’est pas écrit sur la porte et personne n’a jamais prononcé le mot « interdite », mais Rémi le comprend ainsi puisqu’à chaque fois que sa mère s’y enferme, personne n’a le droit de la déranger. Les garçons le savent mais quand il arrive que les petites sœurs réclament leur mère, le père rétorque toujours :
- Maman travaille, il ne faut pas la déranger.
Il arrive aussi, très souvent, qu’elle disparaisse le soir, juste avant le dîner pour ne réapparaître que le lendemain matin, l’air un peu fatigué.
Longtemps Rémi s’est demandé ce qu’elle faisait comme travail, jusqu’au jour où Bertille, une amie de sa mère, est arrivée avec un gros bouquet de fleurs et des trémolos dans la voix :
- Bravo, ma chère Marianne, tu as joué avec un tel brio hier soir ! As-tu vu comme la salle était heureuse ? Quelle fougue et quelle délicatesse aussi !
- Merci, merci, a répondu la mère des enfants, visiblement touchée par le compliment.
Puis elle est partie vers la cuisine avec le bouquet de fleurs. C’est alors que Bertille s’est tournée vers Rémi qui était là, en train de jouer avec ses Playmo et a ajouté :
- Ta maman est une grande spécialiste de Schumann. C’est la meilleure ! Tu es encore trop petit pour t’en rendre compte mais elle est la seule à montrer toute la beauté et la fougue de la musique de ce grand compositeur. Il fallait voir comme elle était impressionnante toute seule devant son grand piano noir.
Pendant que Bertille reste là à rêver de sa soirée, Rémi comprend enfin pourquoi on entend le piano lorsque sa mère s’enferme pour travailler. Elle répète. Elle répète la musique qu’elle joue ensuite dans les concerts. Pourquoi ne le laisse-t-elle pas entrer dans cette chambre interdite ? Il veut y aller.
Les jours suivants, il écoute attentivement les bruits de la maison et profite du tapage de ses sœurs pour se faufiler dans le couloir du premier étage. Il s’approche d’abord timidement de la porte de la fameuse chambre et réussit, en se mettant sur la pointe des pieds, à saisir la poignée de porte. Subitement, il se retrouve devant cet immense piano. On dirait que la grande mâchoire de l’instrument se moque de ce petit bonhomme et cherche à le dévorer. C’est une bête qu’il doit apprivoiser.
Un jour, il essaie d’appuyer sur une touche blanche, la dernière, à droite. Il est surpris par la petite voix douce et plaintive qui lui répond. Il s’enhardit alors et appuie sur d’autres touches, un peu au hasard. Le gros ventre du piano émet toutes sortes de notes. Rémi est fasciné. Il se glisse ensuite sous l’animal, pour essayer de voir d’où viennent les sons.
Tout à coup, il entend des pas dans le couloir, puis la porte. Il reste tapi là, et attend. Il reconnaît les pieds de sa mère qui s’installe devant le piano et quelques secondes plus tard, une phrase musicale, douce et voluptueuse, s’empare de l’instrument en berçant l’enfant. Il est transporté dans un monde de douceur et de délicatesse quant, brusquement, l’énorme crocodile l’attrape avec son rythme fou et ses notes endiablées. Le corps de Rémi est entièrement emporté dans une vague déchaînée, entraîné encore et encore dans un remous extraordinaire. Mais lorsque la violence de la musique devient presque insupportable, alors les notes se font plus douces et, à nouveau, l’enfant est bercé par une tendre mélodie.
Toutes ces émotions lui ont fait verser de chaudes larmes qui coulent tranquillement sur son visage. Et quand le silence se fait, on entend l’enfant qui renifle bruyamment.
Surprise, la mère regarde sous le piano et découvre son fils en larmes ; elle comprend que la musique l’a enchanté, comme elle lorsqu’elle avait son âge et qu’elle avait assisté à son premier concert. Elle se souvient comme si c’était hier de la grande émotion qui l’avait submergée, lors de cette soirée qui avait décidé de sa vie. Emue aussi, elle tend les bras à son enfant, l’installe sur ses genoux :
- Ecoute bien, lui dit-elle en prenant sa main, il y a ton nom dans la gamme qu’on va monter ensemble : Do ; Ré ; Mi ; Fa ; Sol ; La ; Si ; Do !
Et elle ajoute :
- Si tu veux, je t’apprendrai, dès demain !