dimanche 23 mai 2010

La Grande marée

Tranche d’âge : 5-8 ans
Durée : 4 mn


Les jours de grande marée comme aujourd’hui, il y a foule en bord de mer. Les pêcheurs à pied sont là, équipés de seaux, de pelles et de crochets. Ils affichent le sourire des grands jours et des yeux qui promettent une pêche miraculeuse car ils s’en vont là-bas, tout là-bas, dans l’immense territoire que la mer a découvert pour quelques heures. Vite, il ne faut pas traîner pour remplir son panier de coquillages et de crustacés !
Les promeneurs aimeraient bien partir aussi, le cœur en fête, avec des bottes et un chapeau, mais ils n’ont rien prévu, alors ils se contentent de regarder. Certains comme la grand-mère de Célestin suivent du regard les pêcheurs qui s’en vont, ils les observent jusqu’à ce qu’ils ne voient plus qu’un petit point à l’horizon, puis plus rien.
Après, il faut attendre.
Heureusement le soleil est de la partie, l’air est doux, le ciel est bleu. Seules les mouettes le balaient de leur cri strident.
Déjà les premiers pêcheurs commencent à rentrer, les yeux encore remplis de l’air salé, la peau qui chauffe un peu et la tête toujours chavirée par l’immensité. Ils ont dans leur besace des palourdes, des coques et des écrevisses qu’ils dégusteront en famille ce soir en se disant fièrement :
- C’est moi qui les ai pêchés !
Mais tous les pêcheurs ne sont pas rentrés et la grand-mère de Célestin frissonne un peu. Une légère brume est tombée, on dirait un feu de cheminée parti trop vite, mais qui donc aurait l’idée d’allumer un feu dans la cheminée à cette saison ? D’autres promeneurs astiquent les verres de leurs lunettes, pensant que le paysage serait plus net s’ils étaient plus propres. Mais rien n’y fait, le voile s’épaissit. Très vite, la brume envahit la digue et le bord de mer.
Nombreux sont les pêcheurs qui rentrent maintenant. Ils regardent le désastre derrière eux avec un soupir de soulagement : on ne voit plus rien à deux pas. C’est à peine si on distingue le chien au bout de sa laisse.
Tout à coup, une sirène mugit : un coup, deux coups, trois coups. Alerte en mer ! Au même moment, le claquement brutal d’un hélicoptère déchire le ciel. Combien sont-ils encore au loin qui cherchent la bonne direction ? Sans boussole, ils peuvent s’aventurer n’importe où et s’ils viennent à se perdre, ils sont fichus ; la mer qui commence à remonter, va vite les rattraper.
Soudain on distingue trois silhouettes, tout le monde regarde avidement. Mais la grand-mère attend toujours. Ce ne sont pas les siens puisqu’ils ne sont que deux : Célestin et son grand-père. Elle pense à lui qui lui a souvent raconté comment des pêcheurs, même très expérimentés, ne sont jamais revenus. Elle a froid. Le brouillard épais lui glace la peau. L’hélicoptère n’en finit pas de tourner, le bruit du moteur devient insupportable.
Le temps passe et l’inquiétude gagne toute la digue. Les promeneurs ne se promènent plus, ils savent qu’un grand-père et son petit-fils manquent à l’appel, alors ils attendent avec la grand-mère.
Une demi-heure plus tard, on aperçoit enfin quelque chose qui bouge. Est-ce un mirage comme on en voit dans le désert ? Est-ce un homme ? La grand-mère ne sait plus quoi penser. Elle oscille entre l’espoir que ce soit son mari mais elle redoute cet espoir car l’homme est seul.
Ses yeux picotent tant elle scrute le brouillard jusqu’à ce qu’elle reconnaisse la démarche chaloupée de son mari. Mais il est courbé, comme harassé de fatigue et sans doute désespéré de revenir seul.
Un instant, la grand-mère ferme les yeux pour ne pas voir, pour oublier la terrible nouvelle. Puis elle entend la voix familière :
- Eh bien, je ne savais pas que tu étais si lourd, mon bonhomme !
Et l’enfant qui répond :
- Oui mais ça fait longtemps que tu ne m’avais pas porté sur ton dos, Papinou !
La grand-mère ouvre alors les yeux et découvre entre ses larmes le petit Célestin au côté du grand-père qui s’exclame :
- Mais qu’est-ce que c’est que tout ce bazar ici ? On ne peut plus être tranquille quand on va à la pêche !
Subitement la brume disparaît, comme elle est venue. On dirait que le grand-père l’a chassée dans son souffle.
Alors on découvre à nouveau la plage immense, les promeneurs recommencent à se promener et la grand-mère sert très fort la main de son petit-fils sur le chemin du retour.