dimanche 15 août 2010

Le Marin au long-cours

Tranche d’âge : 5 - 8 ans
Durée : 6 mn

- Oh oui, j’en ai vu des pays ! Maintenant c’est plus pareil, mais c’est comme si je voyageais encore un peu.
C’est le grand-père qui parle. Avec émotion, il évoque le métier de marin qu’il va bientôt quitter. Michel va en effet prendre sa retraite.
- Ce que je regrette le plus, c’est de ne pas avoir transmis mon métier à mes enfants, précise-t-il. Le temps a passé trop vite. Chacun avait déjà trouvé sa voie quand j’y ai pensé.
- Et moi, grand-père ! Je ne suis pas trop grand, je peux encore apprendre un métier !
C’est maintenant Julien, le petit-fils, qui parle. Il dit souvent à ses copains que son grand-père est marin au long-cours mais il ignore en quoi consiste exactement ce métier. L’occasion lui est peut-être enfin donnée d’en savoir plus et d’épater davantage ses amis à la récré.
Après quelques minutes de discussion entre adultes, dans laquelle revenaient souvent les mots « danger » et « autorisation », le grand-père s’est levé avec enthousiasme et a proclamé :
- Eh bien, c’est entendu, je t’emmène demain sur mon bateau pilote. Tu verras, on va bien s’amuser ! Mais attention, faudra être sérieux aussi parce que c’est un métier à haute, très haute responsabilité.
Et avant de quitter la maison, Michel se tourne vers Julien et dit :
- Mets ton réveil de bonne heure, bonhomme, mon service commence à 5 heures !
Le lendemain matin, à l’heure dite, l’enfant est tout de suite impressionné par le bruit et l’activité intense qui règnent sur le port. Alors que dans la ville, tout était tranquille, ici tout s’agite. Des grues géantes gesticulent dans tous les sens, des camions envahissent les quais en faisant crisser les pneus, des chariots tournent partout à vive allure pour charger ou décharger les bateaux. Comment circuler dans ce royaume de machines tonitruantes ? Heureusement le grand-père est là et connaît bien son chemin. Il entraîne Julien vers le port où de gigantesques navires mugissent et semblent vouloir tout dévorer en arrivant près des quais.
- Mon bureau est là, dit Michel en désignant un petit bateau coincé entre deux de ces mastodontes.
- Tu vois, ce bateau est un bateau pilote et moi, je suis le pilote maritime. J’aide les commandants des navires à accoster car les manœuvres sont délicates dans le port. Il faut bien le connaître. J’embarque sur le navire et j’en prends les commandes jusqu’à l’amarrage. Ce n’est pas toujours évident. Tu verras, les appels ne vont pas tarder à arriver.
Effectivement, la station locale appelle Michel pour l’avertir qu’un bateau russe a besoin d’un pilote.
- Allons-y, mon ami, s’écrie le grand-père !
Très vite, ils arrivent en bas de l’échelle du Pouchkine et les marins les saluent bruyamment, sans doute contents de voir des têtes nouvelles et d’arriver enfin sur la terre ferme. Puis on les dirige vers la cabine de pilotage. Julien est très ému de pénétrer dans cette pièce si importante et si secrète. Il admire les tableaux de bord rutilants et tous ces chiffres qui scintillent partout. A son plus grand étonnement, Michel discute aisément avec le commandant en anglais. Tous les marins du monde doivent l’apprendre pour se comprendre. Mais s’il ne comprend pas, l’enfant dévore le spectacle qu’il a sous les yeux. L’énorme bête glisse majestueusement entre les gros et les petits bateaux et le soleil qui se lève découvre subitement l’activité du port. C’est magnifique, Julien n’a jamais rien vu de tel. Le navire est bientôt amarré et ils doivent le quitter. Mais avant de partir, un marin s’approche de Julien et lui tend un objet en disant :
- Petit souvenir, for you !
Et l’enfant répond naturellement en découvrant la jolie poupée russe :
- Thank you.
Toute la journée, les visites vont se succéder sur des navires de toutes sortes. Certains sont très modernes, bien entretenus et d’autres sont si vieux qu’on ne sait pas comment ils peuvent encore voyager. Ils ronronnent puis crachotent : teuf, teuf, teuf, teuf … entre deux coups de sirène. Mais que leur bateau brille de toutes parts ou soit dévoré par la rouille, les marins n’ont jamais laissé l’enfant repartir les mains vides. Ainsi sur le Caribou, le bateau canadien, il s’est retrouvé avec un chapeau de trappeur sur la tête. Il a quitté le bateau chinois, au nom imprononçable car l’écriture est différente, avec des baguettes en bois bien décorées. Il faudra s’entraîner longtemps pour manger avec ça ! Puis, et c’est peut-être son cadeau préféré, il a eu un bracelet gri-gri plein de perles et de rubans de toutes les couleurs en quittant le Jaolo, le bateau sénégalais.
- C’est un porte-bonheur, lui a assuré le marin. Garde-le bien, il te rendra heureux tout ta vie.
Une fois revenu sur le bateau pilote, le garçon a voulu en apprendre davantage sur la vie de son grand-père.
- Mais, toi aussi, tu as voyagé sur ces grands bateaux ?
- Et comment ! Je crois que j’ai fait au moins cinquante fois le tour de la terre, répond le grand-père. J’ai vu Bornéo, Nouméa, Tokyo, Singapour, le Mexique, le Brésil, l’Argentine, l’Indonésie. Il n’y a pas un pays que je n’ai pas visité. J’ai des souvenirs pour le reste de ma vie, je pourrai t’en raconter, tiens !
- Et comment tu as fait pour devenir capitaine ?
- Oh, je n’y suis pas arrivé tout de suite. J’ai d’abord été docker. Mon père était mort à la guerre, saloperie de guerre ! Alors j’ai dû me débrouiller tout seul. Mais en voyant partir les bateaux que j’avais chargés, j’avais souvent les larmes aux yeux. Je voulais partir avec eux. Alors je suis devenu officier-mécanicien. Et là, il m’a fallu beaucoup de patience et de travail car, avant de devenir capitaine, j’ai dû passer par toutes les étapes : second mécanicien, mécanicien, officier de pont, second capitaine. J’ai voyagé ainsi pendant vingt-cinq ans. Mais quand je me suis aperçu que je n’avais pas vu mes enfants grandir, alors j’ai demandé à exercer le métier de pilote maritime, pour revenir tous les soirs à la maison. Je voulais me rattraper en regardant mes petits-enfants grandir, tu comprends ? Je ne regrette rien, je voyage encore tous les jours, tu ne crois pas ?
En effet, c’est bien le sentiment de Julien. Lorsqu’il rentre à la maison, ses parents sont là pour l’accueillir.
- Alors, mon fils, dit son père, qu’as-tu fait aujourd’hui ?
- J’ai fait le tout du monde, répond Julien.
Sa maman s’écrie :
- Oh, c’est extraordinaire !
Mais son père ne le croit pas. Alors l’enfant sort de son sac, un à un, tous les précieux souvenirs. Le père est obligé d’admettre :
- Je te crois, maintenant. Tu as plus d’un tour dans ton sac, toi !
Et tous éclatent de rire.